Intervenants

« L’épisode des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse de Jean : correspondance entre le texte biblique et sa représentation plastique dans quelques miniatures médiévales. »

Dans les versets 2-8 du chapitre 6 du Livre de la Révélation ou Apocalypse de Jean (Ap 6, 2-8), l’auteur décrit l’apparition de quatre chevaux de couleurs différentes, blanc, rouge, noir et pâle, sur lesquels chevauchent deux cavaliers, qui sont équipés, à leur tour, avec certains attributs : celui du cheval blanc a un arc, celui du cheval rouge une épée, celui du cheval noir une balance, et celui du cheval pâle n’est pas indiqué comme portant aucun objet, de sorte qu’il est parfois représenté seul et parfois accompagné de différents éléments : une faux, une perche, une épée, un bol brûlant, etc. Ce passage biblique, dont de nombreuses interprétations et représentations plastiques ont été faites tout au long de l’histoire, est connu comme l’épisode des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.

Dès les premiers siècles du christianisme exégète, des chercheurs, déjà catholiques comme les catholiques, ont tenté de donner une explication raisonnée sur la signification de cet épisode énigmatique, même si l’on n’est jamais parvenu à des résultats concluants ou satisfaisants.
De même, les modèles iconographiques utilisés tout au long de l’histoire, notamment dans les miniatures médiévales, présentent de nombreuses irrégularités et différences entre eux, ce qui rend difficile l’application d’une ligne d’homogénéité donnant aux images une explication plausible.

Le but de ce travail est donc d’étudier le contraste de l’information offerte par le texte biblique (Ap 6, 2-8) avec sa représentation plastique dans certaines miniatures médiévales.

« De la fascination à la réfutation : l’Apocalypse dans l’oeuvre de Lorand Gaspar »

Originaire de Transylvanie, déporté en Allemagne puis immigré en France, Lorand Gaspar (1925-2019) est chirurgien-chef de l’hôpital Saint-Joseph de Jérusalem de 1954 à 1970. Il fréquente alors les dominicains traducteurs de la Bible dite de Jérusalem et parcourt le désert avec les Bédouins ayant découvert les manuscrits de la mer Morte. À la même époque, il possède une résidence secondaire sur l’île de Patmos.

Le caractère hellénique de l’Apocalypse fait charnière entre ces hauts lieux symboliques : Jérusalem et la Grèce. Figure paradoxale de l’origine (oméga ramené à l’alpha), l’Apocalypse se couple ainsi aux tragédies grecques pour éclairer l’ambivalence du cœur humain dans les recueils Égée (1980) et Patmos (1989), par un dense réseau de réécritures partielles et de citations parfois issues de traductions originales. Horizon du devenir universel comme individuel, l’Apocalypse fournit aussi un cadre conceptuel au recueil narratif Judée (1980), fortement marqué par la Guerre des Six jours. Manifestant la structure cyclique d’une Histoire inévitablement vouée à la violence, l’Apocalypse rythme les poèmes au gré de citations (avouées ou non, isolées ou reformulées dans le discours) et de références à son imaginaire guerrier. L’omniprésence obsédante de l’Apocalypse – jusque dans le dernier recueil du poète, Derrière le dos de Dieu (2010) – en fait finalement le repoussoir contre lequel s’élabore une pensée immanentiste consolidée par la lecture de Spinoza et la contemplation de la nature, à l’opposé d’une vision théocentrique de l’Histoire et du sens. Répertoire inépuisable d’images et d’idées mis au service de l’écriture poétique, l’Apocalypse amène donc aussi la remise en cause de la notion de Dieu personnel et miséricordieux, invitant l’humain à interroger lui-même ses ténèbres et à inventer ses espérances. Notre contribution propose d’approfondir ces réflexions pour montrer l’exemplarité poétique et méthodologique de la relation entre l’œuvre de Lorand Gaspar et l’Apocalypse.

« Échos apocalyptiques dans les Chansonniers hispaniques de la fin du Moyen Âge »

Le sous-texte apocalyptique est présent dans de nombreux écrits du Bas Moyen Âge castillan, en particulier dans les sermons d’inspiration millénariste – Vicente Ferrer prêche avec succès en Castille en 1411 –, dont les promesses sont aussi instrumentalisées sur le terrain politique par certains souverains, tels Henri II ou Ferdinand I^er. Je souhaiterais toutefois m’éloigner des textes de prédication et de propagande pour m’intéresser à un corpus d’une autre nature, celui des poèmes de cour conservés dans les multiples chansonniers du XV^e siècle qui nous sont parvenus. En effet, l’Apocalypse y a également laissé des traces, dont je propose d’étudier l’ampleur et la nature. Les premiers sondages que j’ai pu effectuer laissent apparaître l’importance de la thématique du Jugement Dernier, évoqué dans le cadre d’appels à la correction morale. Cependant, ce n’est pas seulement l’effroi de la destruction ou la menace de Dieu comme Juge impitoyable qui ressortent de ces poèmes. On y perçoit également une lecture positive de l’Apocalypse, empreinte de la perspective du Salut éternel et du bonheur de la contemplation de Dieu. Cette espérance apocalyptique est ainsi à l’œuvre dans un échange exégétique particulièrement intéressant entre fray Pedro de Colunga et Alfonso Álvarez de Villasandino, qui voient dans la mystérieuse femme d’Ap. 12 une figure de la Vierge Marie, reliant ainsi la réception de l’Apocalypse de Jean au culte marial en plein développement dans la Castille des XIV^e et XV^e siècles.

Le corpus étudié correspondra à un ensemble de compositions de différents poètes, appartenant notamment au Cancionero de Baena (ca. 1450), mais aussi au Cancionero de San Román (ca. 1454), au Cancionero de Stúñiga (ca. 1462), au Cancionero de Roma (ca. 1465), au Cancionero musical de Palacio (1498-1520) et au Cancionero general de Hernando del Castillo (1511).

« Le jugement (presque) dernier : l’ombre démythologisée de l’apocalypse biblique chez Pepetela »

Cette communication se consacrera à la réélaboration littéraire de l’imaginaire apocalyptique dans le contexte postcolonial de langue portugaise. Il sera question d’analyser l’œuvre de l’écrivain angolais Pepetela, Presque la fin du monde (2008), dans le but de dessiner une vision de l’histoire qui conçoit la possibilité de sa propre fin, à partir d’un point de vue afrotopique (Sarr). Le roman se construit autour d’un dispositif apocalyptique qui offre un regard allégorique sur la transition du colonial au postcolonial, par la césure avec le passé et la projection d’une nouvelle société humaine dans le futur, tout en faisant la critique du temps présent. Nous verrons dans quelle mesure le texte fait appel à des codes rhétoriques et narratifs d'origine biblique, en proposant une approche démythologisée (Bultman) selon laquelle le plan eschatologique s’accomplit par l’action humaine à la place du divin surnaturel. Notre argument souligne que l’adverbe presque récupère l’indéfinition des marges du religieux et du politique, de la fin et du commencement, du colonial et du postcolonial, dans la mesure où les deux pôles sont mutuellement impliqués. Par la confrontation entre les modèles religieux, utopiques et dystopiques, le roman de Pepetela montre comment le jugement de l’histoire des hommes n’a pas encore trouvé son dernier mot.

« Sony Labou Tansi : de l’apocalypse politique au cosmocide écologique »

Si l'écrivain congolais Sony Labou Tansi (1947-1995) n'appartient pas aux mondes romans, il fait partie de la francophonie et l'Apocalypse irrigue ses œuvres : il soutient d'ailleurs que l'un des livres qui l'inspire le plus est « l’Apocalypse qu'[il] reli[t] plusieurs fois par an¹ ». Dans ses trois derniers romans écrits entre 1985 et 1990, de nombreuses images font allusion au texte de Jean : un « monstre à sept têtes couronnées d'une crête en laiton² », l'apparition de « la vierge des Solitudes » telle qu'elle avait été vue « en 777 avant Jésus-Christ »³ , une « violente tempête de vapeurs rouges⁴ », un « grand trou dans le ciel⁵ ». Des versets de l'Apocalypse accompagnent également les textes⁶. Je voudrais étudier ces signes apocalyptiques en m'intéressant à la « puissance critique⁷ » qu'ils portent en eux.

D'une part, on verra que Sony donne à ses apocalypses une dimension politique⁸ et qu'il se fait prophète : il avertit notamment que tant que les « nantis » occidentaux règneront, « le monde sera guetté par une apocalypse digne de celle qui emporta la race des dinosaures ». Contrairement à la révélation de la victoire du Bien dans le texte de Jean, la particularité de la vision apocalyptique sonyenne réside dans le pressentiment de l'extinction de toute la race humaine.

D'autre part, on étudiera la relecture écologique que Sony propose de l'Apocalypse. Dans ses derniers romans, la terre crie et des cataclysmes surviennent, confirmant la prophétie qu'il avait formulée quinze ans plus tôt et selon laquelle le « cosmocide⁹ » viendra laver le monde de ses injustices. Or, à partir des années 1980, l'admiration de Sony pour la beauté apocalyptique laisse place à l'angoisse réaliste d'un désastre planétaire mondial.

_{1 Sony Labou Tansi, in : Alain Brezault et Gérard Clavreuil, Conversations congolaises, Paris, L’Harmattan, 1989. Dans un autre entretien, Sony déclare aussi : « l'écrivain qui m’a le plus influencé, c’est l’évangéliste Jean ». Voir Sony Labou Tansi, « Je n'ai pas besoin de prix, j'ai besoin de justice », Propos recueillis par Alphonse Ndzanga-Konga, Bingo, n° 374, mars 1984.}

_{2 Sony Labou Tansi, Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, Paris, Seuil, 1985, p. 17. Voir aussi Jean, Apocalypse, 12, 3 : « un dragon rouge ayant sept têtes et dix cornes ».}

_{3 Ibid, p. 172. Voir aussi Jean, Apocalypse, 12, 1 : « une femme enveloppée du soleil, la lune sous ses pieds ».}

_{4 Sony Labou Tansi, Les Yeux du Volcan, Paris, Seuil, 1988, p. 83. Voir aussi Jean, Apocalypse, 9, 2 : « il monta du puits une fumée, comme la fumée d'une grande fournaise ; et le soleil et l'air furent obscurcis par la fumée ».}

_{5 Sony Labou Tansi, Le Commencement des douleurs, Paris, Seuil, 1995, p. 13.}

_{6 « Dehors sont les chiens et les magiciens, et les fornicateurs et les meurtriers, et les idôlatres et quiconque aime et fait le mensonge » : Sony Labou Tansi, « Avertissement (ancienne version) », tapuscrit inédit, vers 1989 [Fonds ITEM/CNRS]. Voir aussi Jean, Apocalypse, 22, 15.}

_{« ... fut jeté dans l'étang de feu et de soufre, y rejoignant la Bête et les faux prophètes, et leur supplice durera jour et nuit, pour les siècles des siècles... » : Sony Labou Tansi, Les Yeux du Volcan, op. cit., p. 93. Voir aussi Jean, Apocalypse, 20, 10.}

_{7 Voir Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d'apocalypse, La Découverte, Paris, 2019.}

_{8 Voir Pierre Gibert, « Dans la Bible, l’Apocalypse est un texte politique », entretien avec Philippe Joutard, L’Histoire, n° 422, avril 2016. URL : https://www.lhistoire.fr/«-dans-la-bible-lapocalypse-est-un-texte-politique-»}

_{9 il s'agit d'un néologisme sonyen dont la première occurrence se trouve dans la « Maxi-préface » de La Vie privee de Satan, écrit entre 1970 et 1973. Voir Sony Labou Tansi, Poemes, édition critique et génétique de l’œuvre poétique coordonnée par Nicolas Martin-Granel et Claire Riffard, en collaboration avec Céline Gahungu, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 430.}

« “Dieu ne mérite pas de voir”. Apocalypses culturelles aux XXe et XXIe siècles »

« La peinture murale romane de Saint Pedro de Rocas (Galice, Espagne). Une mappemonde funéraire à caractère apocalyptique »

Les arts plastiques pendant le Moyen Âge étaient au service des besoins communicatifs et conceptuels au-dessus de leur nature artistique. Dans des cas particuliers, elles ont même illustré la dimension intangible d’aspects dérivés des croyances canoniques et populaires. La vision apocalyptique et son annonce ont été incarnées dans divers supports picturaux et sont aujourd'hui pour nous d’éléments qu’illustrent les mentalités et les contextes spécifiques dans lesquels s'est développé cette atmosphère apocalyptique. Au cours du XI^e siècle, la peinture murale romane fait place à un répertoire iconographique purement eschatologique qui se prolonge jusqu’à la fin du Moyen Âge dans la peinture sur panneaux, retables et supports muraux. Dans le monastère de saint Pedro de Rocas (Galice, Espagne), au début du XI^e siècle, a été réalisée, dans une chapelle funéraire, une peinture murale romane unique en son genre. Dans cette peinture était représentée la carte du monde connue suivant la tradition de la mappemonde des Beatus du XII^e siècle, mais dont la représentation iconographique montrait l'annonce du Jugement Dernier. Il faut tenir compte du fait que saint Pedro de Rocas est un complexe rupestre érémitique, ce qui rend la tradition orientale et judéo-chrétienne très présente. Quels éléments visuels ont été mis au service de leur destination funéraire, leur fonction eschatologique et parfois thaumaturgique? Nous analysons ici en profondeur un unicum de l'Histoire de l'Art à partir de ses formes et de ses significations. La réalisation de la peinture murale a eu lieu entre 1050 et 1160 (probablement 1100-1110). C'est une mappemonde funéraire, commandé pour une sépulture privilégiée. La Diaspora Apostolique, les Anges-ventes trompettistes, le Jugement Dernier, la carte de l'orbe chrétien, avec le centre à Jérusalem et un lieu désigné choisi par Dieu (Dextera Domini), se réunissent pour former un répertoire iconographique avec un sens funéraire, apocalyptique et eschatologique très clair. La structure reconnue dans la mappemonde est celle d'autres cartes de l'époque: une carte de «T» en «O» (Orbis Terrae Tripartitus).

« La tradition apocalyptique du XVIIe siècle à la lumière des interactions entre le millénarisme chrétien et le messianisme juif »

Au XVII^e siècle, les interprétations que donnent les millénaristes chrétiens de textes et passages apocalyptiques du corpus biblique semblent trouver une actualisation convaincante dans le messianisme juif, qui, en retour, leur sert de caution, dans une sorte de « cercle herméneutique » qu’il conviendra ici de dégager. De fait, la ferveur messianique qui, dans le traumatisme causé par l’expulsion de la péninsule Ibérique, embrase la judaïcité et la pensée millénariste qui agite, entre autres, les milieux puritains et piétistes ne manquent pas de se nourrir l’une de l’autre, corroborant et affermissant les aspirations eschatologiques des juifs comme des chrétiens. Ce rapport complexe d’interactions entre millénarisme chrétien et messianisme juif peut être mis en lumière en étudiant parallèlement le retentissement de la prétendue découverte dans le Nouveau Monde des dix tribus perdues d’Israël et les répercussions des prétentions messianiques de Shabtai Zvi – et de soi-disant messies qui marcheront dans son sillage – sur une chrétienté qui, traversée par une forte conscience de la fin des temps, croit discerner dans ces événements l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament. Au-delà des représentations eschatologiques qu’elles alimentent et viennent consolider, les ondes de choc que provoque la conjonction de cette effervescence messianique et de cette tradition apocalyptique ricochent dans la compréhension de la vie ici-bas, tant sur le plan socio-économique et politique que dans les relations entre juifs et chrétiens.

En plus d’en signaler les résonances dans le monde religieux et politique de l’époque, l’étude de l’empreinte littéraire de cette veine apocalyptique – qui, à travers le xvii^e siècle, est attestée dans les nombreux récits faisant écho à l’aventure sabbatéenne et dans les commentaires du livre de l’Apocalypse auxquels celle-ci se prête – permettra d’en éclairer une nouvelle dimension en relevant l’interdépendance et l’articulation de la profonde conviction juive de l’imminence des temps de la fin et de la fervente attente chrétienne de la fin des temps…

« La fin du monde au Nouveau Monde : voir et entendre l’Apocalypse dans quelques récits de voyage en Amérique (1565-1580) »

Il n’est plus à montrer que lorsque l’Amérique est abordée par les Européens au XVI^e siècle, elle devient rapidement la terre des diables et des démons (Maus de Rolley, 2011). Les différentes formes de l’altérité rencontrées ainsi que le périple qui conduit à ce « nouveau » continent est une véritable épreuve de foi qu’il faut surmonter, une donnée d’autant plus importante que l’Amérique est perçue comme une Terre Promise, tantôt par les colonisateurs catholiques, tantôt par les protestants. Pourtant, cette Terre Promise est hostile et le rêve se transforme souvent rapidement en cauchemar. Pour certains auteurs, le voyage devient alors une véritable révélation et les voyageurs, toujours témoins, deviennent les prophètes de la fin d’un monde.

À l’aide d’un corpus de récits (français, espagnols et latins) de voyages réalisés au XVI^e siècle en Amérique – Floride, Caraïbes, Brésil –, cette communication propose d’étudier les procédés littéraires mis en jeu lorsqu’il s’agit de récréer et réécrire l’Apocalypse, par exemple lorsque les Français ont vécu comme une fin du monde le massacre des leurs à Fort Caroline en 1565 ou que la Nature semble adresser des présages de mort aux voyageurs (Brésil, Caraïbes). Parmi les éléments narratifs, symboliques ou stylistiques de ces réécritures apocalyptiques, on s’intéressera particulièrement à la perception sensorielle : dans quelle mesure le paysage visuel et auditif permet-il de recréer une atmosphère qui reproduit (ou s’éloigne de) celle du canon biblique ? Le contraste entre le modèle et la reproduction est-il révélateur des enjeux de l’écriture des auteurs ? La foi des auteurs – protestants ou catholiques – influence-t-elle les dimensions esthétiques et éthiques de ces descriptions américaines apocalyptiques ?

« Les Cavaliers de l’Apocalypse et leur représentation dans le mythe apocalyptique »

Parmi les personnages les plus populaires du Livre des Révélations se trouvent les Cavaliers de l’Apocalypse, connus dans l’imaginaire populaire occidental comme Guerre, Famine, Peste et Mort. Cependant, il est rarement rappelé que, comme des déploiements sémantiques, les quatre éléments qui composent chaque Cavalier sont présents dans la tradition judéo-chrétienne depuis l’antiquité : il suffit de jeter un oeil aux malédictions du Lévitique (Lév 26 : 9, 16, 25, 29-33) pour les rencontrer. Quelque chose de similaire se produit avec sa récupération dans le récit apocalyptique contemporain : rarement représenté sous forme de personnages, son déploiement syntagmatique peut être trouvé dans pratiquement toutes les descriptions des univers diegétiques qui se tournent vers le mode de discours apocalyptique.

Dans cette communication, je me propose de montrer la spécificité de ces descriptions, leur relation avec la tradition vétérotestamentaire et avec le récit johannique, et comment les malédictions bibliques ont été retravaillées à la lumière des catastrophes écologiques dans le roman contemporain. À cette fin, je vais analyser le roman Les orphelins, de Jorge Carrión, publié en 2014, où je pourrai montrer les caractéristiques propres du mode apocalyptique et un exemple de l’isotopie tonale qui établit le déploiement des personnages bibliques. La construction tripartite de ce roman me permettra en outre d’explorer la façon dont ces isotopies s’étendent jusqu’aux univers diégétiques post-apocalyptiques, ce qui contredit le récit eschatologique, mais montre en revanche des préoccupations plus actuelles.

« De la grenouille au démon. La sixième coupe d’Apocalypse 16 dans l’imagerie médiévale »

« Et le sixième ange versa sa coupe sur le grand fleuve Euphrate et son eau se tarit afin que fut préparé le chemin des rois venus d’Orient. Et je vis hors de la bouche du serpent et de la bouche de la bête et de la bouche du faux prophète trois esprits impurs comme des grenouilles, Car ce sont des esprits de démons faisant des signes, qui sortent vers les rois de toute la terre les rassembler pour la guerre de ce grand jour de Dieu tout puissant »

Deux ambiguïtés caractérisent les grenouilles (βάτραχοι) qui, en Apocalypse 16, 13, sortent de la bouche du serpent, de la bête et du faux prophète.

D’une part, le texte biblique ne permet pas d’affirmer avec certitude que les grenouilles relèvent du même niveau diégétique que les personnages desquels elles s’échappent. En effet, il paraît ne les convoquer qu’à titre de comparaison pour décrire « trois esprits impurs » (πνεύματα τρία ἀκάθαρτα).

D’autre part, le texte biblique définit les grenouilles comme « des esprits de démons » (πνεύματα δαιμόνων), interdisant de ce fait de les examiner exclusivement comme des animaux. Au contraire, le lecteur est conduit à voir en elles l’incarnation zoomorphe de la puissance démoniaque.

Il en résulte que les grenouilles, ni tout à fait personnages, ni tout à fait animaux, jouissent d’un statut intermédiaire dans l’économie du récit. Ne doit-on y voir qu’une occurrence de l’analogie fréquente entre les batraciens et les créatures de l’Enfer ? Exercent-elles, en plus, une fonction symbolique ? Leur présence dans le récit repose-t-elle sur des rapports métonymiques qu’elles entretiennent avec le Diable, et plus particulièrement l’expression de la parole diabolique? Dans la mesure où elles émergent de la bouche de trois personnages, constituent-elles des références au blasphème proféré à plusieurs reprises par les hommes dans le chapitre Incarnent-elles plutôt la régurgitation du sang bu par les humains après que la cinquième coupe a été versée ?

Cette communication se propose d’examiner les procédés figuratifs par lesquels l’imagerie médiévale déploie une exégèse visuelle des grenouilles de l’Apocalypse (voir exemples d’images ci-dessous). À partir d’une analyse herméneutique d’Apocalypse 16, il s’agira de comprendre leur fonction eschatologique et de déterminer la place qu’elles tiennent – outil comparatif, métonymie, connecteur entre deux niveaux de lecture du texte – dans le récit de révélation. 

« La Babilonia castiza: la revisión del Apocalipsis de San Juan en El día de la bestia »

Plonger dans Le Jour de la bête d’Alex de l’Eglise (1995) représente aborder le changement de tendance dans le cinéma espagnol des années 1990. Une décennie avec l’accent mis sur l’essor des jeunes réalisateurs, en mettant l’accent sur les réalisatrices, le regard sur le présent et donc le fait d’éviter le passé, comme le franquisme ou les traumatismes de l’enfance. Ainsi, les différentes études qui ont été réalisées sur l’œuvre se sont concentrées sur des questions connexes telles que le genre, l’identité ou la culture (Toribio 2003; Moreiras 2002).

Dans ce travail, nous proposons une analyse du Jour de la Bête comme relecture de l’Apocalypse selon saint Jean. Nous verrons que l’espérantiste, la comédie noire ou la parodie de la culture espagnole, sous-tend un sous-texte d’origine chrétienne comme celui du livre de l’Apocalypse. En effet, ce récit constitue l’axe argumentaire de l’œuvre : l’obstination aveugle d’un prêtre, Angel Berriartúa, à découvrir le lieu exact de la naissance de la Bête pour la tuer et sauver l’humanité. Le prêtre lui-même affirme qu’après avoir lu le livre de Saint Jean, il a découvert le lieu où naît l’Antichrist, qui est précisément Madrid le jour de Noël.

De cette façon, notre objectif dans ce travail sera d’analyser la façon dont Le Jour de la Bête réinterprète l’Apocalypse de Saint Jean et nous chercherons des points de contact entre les œuvres. L’un d’eux sera le rôle que joue le Madrid castizo en tant que symbole de la grande prostituée, la Babylone espagnole, tout en recherchant des points communs avec d’autres villes qui ont eu ce rôle cinématographiquement. Un autre sera lié aux dramatis personae, beaucoup d’entre eux inspirés par l’œuvre de l’apôtre, comme les cavaliers de l’apocalypse.

« Apocalypse et régénération guerrière dans La fine del mondo du futuriste Vincenzo Fani Ciotti »

Cette intervention porte sur le roman d’anticipation La fine del mondo, publié en 1921 par l’aristocrate catholique Vincenzo Fani Ciotti, écrivain, journaliste et diplomate, qui adhéra au nationalisme, au futurisme puis au fascisme. Le récit se situe en l’an 2247, dans une Rome devenue capitale des États Unis d’Europe. L’avenir de l’humanité est menacé non seulement par l’épuisement des ressources naturelles, mais aussi par l’idéal pacifiste dominant, considéré par l’auteur comme étant stérile et matérialiste. Dans ce contexte, afin de contourner l’inertie de la majorité, une élite audacieuse organise une expédition pour coloniser Jupiter, exterminer les Martiens et permettre ainsi à l’humanité de s’épanouir.

Nous verrons dans quelle mesure l’auteur s’approprie le récit apocalyptique à l’aune de son idéologie impérialiste et belliqueuse. À l’aide de citations textuelles précises, il retrace les étapes du récit biblique : la fin d’une civilisation corrompue à cause de l’humanitarisme et de la démocratie ; la destruction vivifiante provoquée par une guerre impérialiste et la violence ; la révélation apportée par Paolo Fontes, alter ego transparent de l’auteur, qui indique dans la guerre la voie que les peuples doivent suivre pour leur survie.

Dans ce roman, la prophétie religieuse traditionnelle se transforme en une forme de prospection censée être scientifique. La vision du futur esquissée, en effet, n’est pas d’origine divine, mais se fonde sur une conception évolutionniste de l’histoire et sur la théorie des élites de Pareto : ces théories devraient, selon l’auteur, guider les gouvernements pour les biens des nations. Dans cette optique, le modèle spectaculaire de l’apocalypse confère une plus grande force persuasive à la prescription du message politique.

Ce roman se ressent ainsi du climat et des débats idéologiques typiques de l’après-guerre en Italie, marqué par la déception de la « vittoria mutilata », les agitations sociales du « biennio rosso », ainsi que par la crise du système libéral et la naissance du fascisme. Si pour certains observateurs de l’époque, la Première Guerre mondiale avait représenté une apocalypse meurtrière et dévastatrice à ne plus reproduire (la naissance de la Société des Nations répondant à cet élan), pour Fani Ciotti l’apocalypse pour un monde régénéré devait encore advenir, précisément sous la forme d’une civilisation de la guerre permanente considérée comme nécessaire et bénéfique.

« Si comme dit saint Jehan : usages de l’Apocalypse canonique dans la littérature française des XIIIe et XIVe siècles »

La littérature française du Moyen Âge rend compte de l’engouement des médiévaux pour le dernier texte du Nouveau Testament, qui fut l’une des rares apocalypses de l’Antiquité judéo-chrétienne (avec l’Apocalypse de Paul) à avoir été véritablement reçue au Moyen Âge, donnant naissance à une intertextualité foisonnante.
Cette communication a pour but d’examiner quelques cas d’interférences textuelles, en délaissant la typologie genettienne (dans la mesure où la frontière entre intertextualité et hypertextualité n’est pas toujours opérante pour le Moyen Âge), au profit d’une typologie moins théorique et par conséquent plus adaptée aux pratiques littéraires des médiévaux. Cinq types d’usages peuvent être distingués :
– 1. l’allusion, comme celle que Jean de Meun insère dans son Roman de la Rose (c. 1275) pour parodier l’equus pallidus d’Ap 6, 8 ;
– 2. la paraphrase, sorte de citation approximative caractéristique du Moyen Âge, dont le Romans dou Lis (c. 1300) offre un exemple éloquent, en développant une glose sur le fructus d’Ap 22, 2 ;
– 3. la citation, un procédé essentiel pour l’époque, que frère Laurent emploie à bon escient dans La Somme le Roi (c. 1280) pour construire l’allégorèse du Dragon d’Ap 12 ;
– 4. le résumé, qui correspond à une paraphrase à grande échelle et dont Les Sept Articles de la Foi (XIVe siècle) proposent une illustration remarquable, en exploitant le symbolisme du chiffre 7 ;
– 5. la réécriture, qui nous plonge dans le domaine de l’hypertextualité pure, comme on peut le constater à la lecture du Tournoi de l’Antéchrist (c. 1234), lorsqu’Huon de Méry interprète la mulier amicta sole d’Ap 12, 1 dans une perspective mariologique.
Faute de pouvoir tout aborder dans le cadre d’une communication, ces quelques exemples nous permettront d’illustrer les principaux mécanismes intertextuels et hypertextuels auxquels l’héritage apocalyptique a donné lieu.

« L’Apocalypse comme modèle interprétatif : l’obsession de la fin dans les romans d’Umberto Eco. »

Les imaginaires de la fin et les mythes du renouveau ont été largement réinterprétés par de nombreux courants du récit contemporain, qui les a traduits en fonction de nouvelles philosophies de l’histoire, souvent entièrement sécularisées. La critique, cependant, n’a pas encore analysé pleinement le phénomène de la resémantisation du répertoire narratif apocalyptique dans le cadre d’une représentation littéraire laïque du devenir historique.

Le mythe apocalyptique est souvent thématisé dans le récit d’Umberto Eco. Ce qui n’a pas encore été remarqué, cependant, est que le livre de Jean est également pris au niveau formel comme modèle interprétatif : l’Apocalypse néotestamentaire est en effet repris comme paradigme d’une méthode d'investigation, où le futur peut être interprété par l'interpretation correcte d’une série de signes prémonitoires. La fortune du texte apocalyptique se recoupe donc avec l’histoire du genre noir et avec la subversion des règles du genre opérées à partir des textes de Jorge Luis Borges et de Carlo Emilio Gadda.

Dans ma contribution, je souhaite étudier la réception du mythe apocalyptique comme mode herméneutique dans la production romanesque d'Umberto Eco. Dans la première partie, je souligne les racines de l'intérêt d'Eco pour le texte apocalyptique (et pour ses réinterprétations et gloses, comme celle de Beato di Liébana) en tant qu'œuvre ouverte. Dans la deuxième partie, j'examine la représentation de l'Apocalypse comme un événement qui s'est déjà produit : l'héritage, plutôt que l'espoir ou la crainte, de l'ère postmoderne. Dans la troisième partie, les considérations d'Eco sur les possibilités d'appliquer une méthode d'investigation apocalyptique à l'interprétation de l'histoire sont analysées de manière critique. L'objectif de mon intervention est de réévaluer la fortune et la signification de la présence d'un modus cogitandi apocalyptique dans un cas emblématique de la fiction contemporaine.   

« Apocalipsis » d’Ernesto Cardenal : la vision eschatologique du prophète de Solentiname »

Provocante au sens le plus noble du terme, la poésie d’Ernesto Cardenal se distingue dans le paysage de la littérature latino-américaine en se situant à un carrefour rarement fréquenté : celui de la praxis littéraire, la praxis religieuse et la praxis politique. Ces différentes facettes se retrouvent dans la biographie de cet écrivain nicaraguayen (décédé le 1er mars 2020) qui fut poète et traducteur, mais aussi moine trappiste, théologien de la Libération, guérillero sandiniste et ministre du gouvernement révolutionnaire. Cardenal sait ainsi tisser différents thèmes, motifs, références et modes d’expression pour donner naissance à une œuvre hétérogène et néanmoins cohérente, dans laquelle l’éblouissante expression lyrique ou mystique se fonde sur une conscience lucide de la réalité latino-américaine, tant dans ses aspects quotidiens que dans ses aspects historiques ou politiques.

Cet article portera sur un texte spécifique de son œuvre : il s’agit du poème « Apocalipsis », qui appartient au recueil de poèmes Oración por Marilyn Monroe y otros poemas publié en 1965, année où Cardenal fut ordonné prêtre et où il se retira sur l’île de Solentiname, sur le Grand Lac du Nicaragua, pour fonder une petite communauté de pêcheurs, d’agriculteurs et d’artistes. Véritable pont textuel entre les siècles, « Apocalypse » propose le récit d’une vision-révélation divine et présente, par la voix d’un prophète, la perspective d’un salut eschatologique et l’imminence d’un monde nouveau. Il reprend donc divers éléments narratifs, rhétoriques ou symboliques du genre apocalyptique biblique, mais il les réintègre dans un contexte historique contemporain, marqué par la Guerre Froide et la modernité technologique. Cette relation intertextuelle constituera notre principal objet d’étude. Nous chercherons également à l’expliquer en envisageant le poème dans le double contexte de la poésie de Cardenal et de la pensée de la Théologie de la Libération.

« La vieillesse de la Terre : âge et genre dans la poésie apocalyptique de la Renaissance »

Qu’il oppose un âge d’or révolu au monde corrompu contemporain ou le monde contemporain à un monde nouveau à venir, le tableau qui annonce l’Apocalypse dépeint régulièrement un univers dysfonctionnel, épuisé et moribond, caractérisé par son grand âge. Étudier le motif du vieillissement du monde dans la littérature apocalyptique implique de prendre en compte le système cosmologique dans lequel s’inscrit le texte, la représentation de la vieillesse qu’il suppose, ainsi que l’objectif critique poursuivi par le récit apocalyptique.

Dans la poésie apocalyptique de la Renaissance, le motif du monde vieillissant, associé au topos du monde renversé que l’Apocalypse est appelée à restaurer dans son ordre, s’écrit souvent au féminin : dans les temps troublés de la fin du XVIe siècle, Quillian, Duchesne, Serclier ou Chevalier, auteurs de poèmes apocalyptiques, opposent au jeune monde dont Du Bartas décrit la Genèse dans La Sepmaine, le tableau d’une vieille terre stérile et sèche qui annonce la fin des temps. La féminité de la Terre s’inscrit dans le cadre d’une pensée géocosmique où la Terre est représentée comme une matrice puissante, et non un mécanisme inerte, ni une victime passive. Sa vieillesse n’est pas synonyme d’une vulnérabilité qui appellerait la compassion. Au contraire le vieillissement se lit comme le signe d’une dénaturation pécheresse et déchaîne l’agressivité du poète. Laide, avide, infanticide, hypocrite et trompeuse, courtisane débauchée, la Terre est une vieille marâtre qui réduit ses enfants à la famine, coupable de tous les maux. Le souvenir de la grande prostituée de l’Apocalypse, dont il conviendra d’étudier la place et l’importance, se fond avec des éléments topiques des satires contemporaines contre les vieilles femmes et les vieilles sorcières. Les poètes projettent-ils angoisses, culpabilités et récriminations, sur un corps féminin et âgé, doublement dénigré et doublement inquiétant, pour mieux les mettre à distance et provoquer chez le lecteur un réflexe salutaire de dégoût ? Les ressources et effets de cette déclinaison genrée du tableau apocalyptique méritent d’être interrogés.

« Les sceaux intactes : Raul Brandao et L’Apocalypse »

Roman majeur du XX^ème siècle portugais, courageusement expérimental et précurseur de l’existentialisme, Húmus, de Raul Brandão (trois versions en 1917, 1921 et 1926), raconte la résurrection des morts dans un village sans nom. Cependant, l’éveil des morts ne déclenche pas un Jugement Dernier : bien au contraire, les vivants s’efforcent de préserver dans une vie quotidienne faite de petits rituels, d’hypocrisies, de jeux et de mensonges. Un exemple retient notamment l’attention : lorsque le narrateur s’adresse à Dona Leocádia, affirmant qu’elle pourra encore accomplir les formalités sociales pendant « mille ans et un jour », cette vieille petite-bourgeoise se défend, indignée : « elle croise son châle comme si elle se fermait avec les sept sceaux de l’Apocalypse et s’exclame du haut de son piédestal : – Je viens d’une très bonne famille, moi ! » (je traduis). Comment comprendre cette fermeture paradoxale des sceaux, qui nie toute révélation, divine ou humaine ? Comment la cécité hystérique de ce personnage décrit-elle une crise de la vérité ? Et enfin : qu’est-ce qui fait d’un roman une glose de l’Apocalypse, et en même temps sa négation ?

« Apocalypse et historiographie royale, l’exemple d’Alphonse X le Sage (1252-1284) »

Dans cette communication je souhaite aborder la façon dont Alphonse X (roi de Castille et León de 1252 à 1284) utilise la thématique eschatologique et le mythe de l’anéantissement périodique du monde dans la Estoria de España, œuvre historiographique majeure du Moyen Âge hispanique, à la fois mythe de création nationale, miroir des princes et modèle de société. Afin de servir et de mettre en scène son idéal politique, le Roi Sage reprend en effet plusieurs éléments du mythe apocalyptique biblique, et va plus loin encore. Il s’approprie la thématique de l’anéantissement et la développe jusqu’à créer une forme d’apocalypse propre à la péninsule Ibérique, notamment à travers un épisode étrange, et inédit dans l’historiographie latine castillane, qui combine sécheresse, vent, feu et déluge, détruisant ainsi toute forme de vie – humaine, animale et végétale – dans la Péninsule.

Il s’agira d’analyser les motifs apocalyptiques bibliques ainsi que certains motifs folkloriques médiévaux ré-élaborés dans la Estoria de España, motifs qui permettent au monarque devenu historiographe de créer un mythe eschatologique original, local, ancré dans le contexte de Reconquête et de conflit politique au sein de son royaume, et en même temps terriblement enraciné dans la tradition biblique.

« Retour sur l’interprétation historique de l’Apocalypse selon saint Jean aux XVIe et XVIIe siècles »

Notre contribution s’intéressera spécifiquement au thème de la réprobation des Juifs dans l’interprétation historique de l’Apocalypse d’une Église primitive persécutée avant de devenir victorieuse que construit le jésuite sévillan Luis de Alcázar (1554-1613) dans son immense Vestigatio Arcani Sensus in Apocalypsi (Anvers, 1614). Elle en étudiera aussi l’ascendance jésuite péninsulaire - chez Francisco de Rivera, Brás Viegas et Alfonso Salmerón… -, avant d’en mesurer le succès plus largement européen, notamment dans les exégèses du texte de saint Jean par le protestant Hugo Grotius ou par l’évêque Jacques-Bénigne Bossuet.

« “L’Apocalypse Écarlate”, négationnisme et châtiment : L’hypotexte apocalyptique dans l’oeuvre de Victor Gardon »

Victor Gardon (1903-1973), de son vrai nom Vahram Gakavian, était un journaliste, écrivain et résistant franco-arménien. Dans sa trilogie romanesque et autobiographique (« Le Vert Soleil de la Vie », « Le Chevalier à l’Émeraude », et « L’Apocalypse Écarlate ») publiée entre 1959 et 1970, Gardon raconte son enfance insouciante dans la ville de Van dans l’Empire Ottoman, la résistance et l’évacuation de Van lors des massacres des Arméniens, la fuite de sa famille vers Tiflis et sa traversée en Transcaucasie en 1918 pendant la Campagne du Caucase durant la Première Guerre Mondiale.

Mon intervention vise à cerner les objectifs et les modalités de l’émergence des récits et symboles apocalyptiques par Gardon dans sa trilogie, dont la première partie constitue la première œuvre romanesque écrite en français et portant sur le génocide arménien. En effectuant un transfert des souvenirs du pays d’origine dans la langue du pays d’accueil, Gardon visait à familiariser, sensibiliser et mobiliser l’opinion publique française et plus généralement occidentale avec la souffrance arménienne et contre le déni turc, jusqu’alors méconnus. Pour y parvenir, il a mobilisé de façon systématique des citations, des symboles , motifs et allégories puisant dans les écrits apocalyptiques et dans l’eschatologie chrétienne représentant la menace ottomane et les Turcs comme fléaux et figures de l’Antéchrist. Le récit résultant fustige l’absence de la justice humaine en prophétisant la catharsis du Jugement Dernier et met en évidence les affinités culturelles et religieuses entre l’Arménie Historique et la France qui inspirent la sympathie des lecteurs.

« L’ennemi qui sauve : apocalypse, conversion des infidèles et réforme de l’Église à la Renaissance »

La conquête de Constantinople par Muhammad II en 1453 fut perçue dans l’Europe chrétienne comme une confirmation inquiétante de la réalité de la menace turque. Pour tenter de comprendre cet événement traumatisant, le discours prophétique était l’un des principaux outils dont disposait la culture de l’époque. Le rôle eschatologique attribué à l’Islam, et en particulier à l’Empire ottoman, dans les textes prophétiques et apocalyptiques du Moyen Âge et du début de l’époque moderne est bien connu (K. Setton, J. Flori, J.E. Schnapp). Un motif apocalyptique particulier, cependant, n’a pas encore attiré l’attention des chercheurs, sauf occasionnellement : l’espoir dans la conversion du sultan, qui deviendrait un empereur chrétien destiné à réformer l’Église et à purifier la chrétienté.

Apparue pour la première fois, dans des milieux vénitiens, vers 1455-60 – peu avant la célèbre lettre dans laquelle Pie II invitait Mohammed II à se convertir – la prophétie de la conversion du Turc a fait l’objet de diverses traductions et réécritures, en prose et en vers. Dans cette contribution, je vais examiner pour la première fois la géographie et l’histoire du texte et de sa réception entre les XV^e et XVI^e siècles, afin d’analyser l’intrigue narrative de la prophétie (riche de coups de théâtre sensationnels : conversions, renversements d’alliances, conquêtes soudaines). Parmi ceux-ci, j’ai l’intention de me concentrer en particulier sur trois motifs apocalyptiques : la conversion des infidèles comme signe de la fin prochaine des temps (Apocalypse 21, 1, sur le sillage d’Isaïe 65, 17) ; l’unification du monde entier sous un seul souverain (Jean 10, 16) ; et l’idée d’une figure messianique initialement négative qui se transforme et révèle au contraire un agent de renouvellement, inséré dans le plus large plan divin. De ce dernier aspect, déjà présent dans la tradition apocalyptique de l’‘empereur des derniers temps’, n’ont pas encore été examinés ni l’origine, ni les fondements scripturaires, ni les implications culturelles et politiques.

« La Femme de l’Apocalypse : histoire de la constitution d’un type iconographique »

Le Protévangile formulait ainsi la promesse divine : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon¹ ». Saint Jean, dans le dernier livre biblique, nous donne à voir « une Femme, ayant le soleil pour manteau, la lune sous les pieds, et sur la tête une couronne de douze étoiles » aux prises avec l’antique Dragon², cristallisant ainsi la correspondance admise entre les versets de la Genèse et ceux de l’Apocalypse. Très tôt, en effet, les auteurs de
l’Antiquité tardive puis ceux du Moyen-Age ont établi ce parallèle et y ont vu la Vierge Marie, se plaçant ainsi dans le sillage des Pères de l’Eglise et en particulier d’Irénée de Lyon.

Dès lors, il n’est pas surprenant de trouver la Femme de l’Apocalypse largement exploitée par la littérature médiévale ; il n’est pas étonnant non plus d’observer un foisonnement de représentations picturales de cette figure johannique. Investissant donc l’imaginaire médiéval au point de constituer un topos, la Mulier amicta sole marquera durablement l’époque. Bien plus, s’érigeant rapidement en modèle iconographique et jouant de ce fait un rôle décisif dans les batailles théologiques pour l’élaboration du dogme de l’Immaculée Conception, elle laissera une empreinte indélébile dans l’art européen ultérieur. En effet, il n’est pas de représentation de l’Immaculée Conception qui ne fasse appel à la Femme de l’Apocalypse depuis la Renaissance : songeons à El Greco, Zurbaran, Rubens, Murillo, Altomonte, Tiepolo.

Finalement, qui de l’art ou de la théologie aura le plus influencé l’autre ? C’est ce dialogue que nous nous proposons d’observer, pour comprendre à la fois comment de leurs rapports étroits s’est progressivement élaboré le dogme que le pape Pie IX promulguera seulement en 1854, mais aussi comment la Femme de l’Apocalypse a pris définitivement, dans l’art, les traits de l’immaculée Vierge Marie.

_{1 Genèse 3, 15, La Bible, traduction officielle liturgique, Paris, Desclée-Mame, 2013.
2 Apocalypse 12, 1-3, Ibid.}

« Entre Apocalypse et Genèse : la poésie de Paulo Teixeira »

Depuis qu'en 1985, Paul Teixeira a fait ses débuts avec As imaginações da verdade, il s’est distinguée par une langue poétique très singulière, dans laquelle confluent l’usage répété du monologue dramatique et un culturalisme omnivore qui inscrit dans les textes la présence ostensible ou fantasmatique du patrimoine littéraire occidental.  Souvent associée au ballast de mélancolie crépusculaire qui tonalise une grande partie de la poésie portugaise postsmoderniste des années 80 et 90 du Xxe siècle, dans l’écriture sur l’écriture que Paul Teixeira entreprend laborieusement au cours de son parcours poétique, En effet, des prémonitions insistantes d’un fini mundi ou du "dernier frisson de tout" retentissent pour reprendre le vers d’un poème inclus dans Patmos, intitulé à juste titre "Apocalypse". Décliné en version occidentale et européenne -l’humus culturel dans lequel cette poésie s’implante manifestement - cette apocalypse y est indistinctement distinguée des traumatismes historiques du Xxe siècle européen, de ses scandaleuses cicatrices - comme la Shoah - et de la méditation sur ses ruines.

Ainsi, la grammaire apocalyptique - entendue soit comme un moule poétique-imaginaire où, en variante sécularisée, se répandent prophétisme et révélation, soit comme un répertoire de mitèmes calqués du macrotexte biblique et, en particulier, de l’apocalypse joanine - configure, dans le cas de la Connaissance de l’Apocalypse (1988), soit un lexique (avec référence expresse à la vision des sept sceaux, des sept trompettes ou de la chute de Babylone), soit une syntaxe, permettant d’agréger les textes selon un dispositif de sens eschatologique plutôt que du "sens du crépuscule" s’étend au "signe des prophéties".En raison de la fonctionnalité transtopique qui y prend la forme de l’isotopie apocalyptique, on choisira naturellement ce volume comme texte central de notre enquête, mais en le plaçant en dialogue avec d’autres livres de l’auteur - Inventaire et Adieu (1991), L’Enlèvement d’Europe (1993) et Patmos (1994) - où, bien que de façon plus rare, elle ne cesse d’émerger, parfois dans la glose interartistique, comme dans "Quartet pour la fin des temps".

On cherchera, en bref, à démontrer comment, dans la poétique apocalyptique de Paul Teixeira, l’apokalupsis est aussi un apokatastasis - une instauration ou une restauration -, et comme dans elle la fin peut aussi être passage.

« Ventos do Apocalipse, de Paulina Chiziane : Regard allégorique sur la guerre civile au Mozambique et critique du système sociopolitique postindépendance »

Dans son deuxième roman – Ventos do Apocalipse, publié au Mozambique en 1993, Paulina Chiziane dépeint la tragédie de la guerre civile survenue après l’indépendance du pays, elle-même obtenue à l’issue de longs et terribles années de combat contre la puissance coloniale portugaise (1961-74). Dans notre analyse de l’œuvre, nous chercherons à démontrer la façon dont l’auteure construit son propre récit/regard sur le passé récent du Mozambique à la fois à partir de la tradition orale africaine (consignée dans un prologue contenant trois contes brefs) et de certains épisodes bibliques majeurs - la Genèse, le Déluge, l’Exode et surtout l’Apocalypse (épisodes qui servent d’hypotexte aux parties I et II du roman). Dans un premier moment, nous verrons comment les histoires racontées par le griot avec leurs enseignements sur les interactions humaines, les luttes de pouvoir et les rapports de force fonctionnent comme un indice, si ce n’est comme une prophétie, du chaos à venir. En effet, selon la pensée traditionnelle, l’Histoire n’est qu’un retour cyclique du même. D’un autre côté, le syncrétisme culturel mozambicain conduit aussi l’auteure à établir un dialogue intense avec la tradition biblique. Nous remarquerons cependant que Chiziane vide cet héritage exogène de toute sorte de logos ou de telos divin. Autrement dit, l’intertextualité avec l’Apocalypse de Saint Jean (références aux quatre chevaliers, à la bête, à certains chiffres symboliques) lui servira surtout à représenter la barbarie des attaques menées contre les villages et à décrire l’horreur des fléaux qui s’abattent sur la population. En effet, si seul l’imaginaire religieux semble pouvoir traduire le degré de souffrance subi par les Mozambicains, cet imaginaire n’offre ici aucune perspective de salut ou de justice, car bien évidemment le ciel se révèle désert. À travers ce portrait d’un monde à feu et à sang, l’auteure condamne de manière allégorique les atrocités commises par les deux partis ennemis qui se disputent le Pouvoir au Mozambique. En même temps, elle dénonce aussi de manière indirecte l’échec du modèle stalinien de nation imposé par le gouvernement de la Frelimo. En refusant toute forme de pluralisme, au nom de l’unité du pays et de sa prétendue modernisation, le nouveau Pouvoir a entraîné la marginalisation des minorités dans le processus de construction de la nation, créant ainsi de multiples tensions - idéologiques, ethniques, culturelles et dans les rapports de genre et de générations.

À travers sa recréation du conte oral africain et sa désacralisation du récit biblique, deux piliers du patrimoine populaire, Chiziane semble suggérer que la régénération du pays viendra non seulement d’une meilleure compréhension des valeurs transmises par la tradition ancestrale, porteuse finalement d’un appel au changement des comportements, mais aussi de la détermination du peuple à prendre en main son propre destin.